jeudi 3 mars 2016

JHEN, Les portes de fer, P. Teng / J. Frissen / J.-L. Cornette / V. Robin, Casterman, 2015






Place au héros médiéval de Jacques Martin, l’architecte-peintre-sculpteur Jhen (initialement Xan), apparu pour la première fois dans le Journal de Tintin en 1978, dessiné par Jean Pleyers.
Pour cette quinzième aventure, Les portes de fer (référence à cette partie étroite des gorges du Danube) c’est Paul Teng (qui a déjà tâté du Moyen-âge dans sa série Shane, au Lombard)  qui se colle au dessin, et Jerry Frissen et Jean-Luc Cornette au scénario. Le tout est superbement mis en couleur par Véronique Robin.


Nous voici embarqués avec Jhen, et son compagnon Venceslas, dans les neiges de Transylvanie, en 1442, sur la route du retour en France. Alors que Venceslav va rendre visite, seul, à un ami moine, il est enlevé par les Ottomans. Jhen part à sa recherche…



Frissen et Cornette choisissent de placer cet opus dans une Hongrie particulièrement agitée. Si celle-ci a connu son apogée médiévale sous Louis 1er le Grand (1342-1382), elle est, au moment où commence l’album, plongée dans des conflits internes. En effet, une guerre de succession a finalement porté Ladislas III (1440-1444) au pouvoir. Celui-ci est issu de la dynastie d’origine lituanienne des Jagellon, qui règne sur une partie de l’Europe centrale. Son nom est évoqué page 6, ainsi que celui de Jean Hyunyadi (Ioan Corvin en roumain), futur régent.

A cette agitation interne, la Hongrie est soumise aux assauts extérieurs des Turcs ottomans, qui deviennent rapidement un des personnages principaux de la BD ! Cette dynastie, fondée fin XIIIème par Osman 1er (1281-1326), a profité de la décadence du sultanat seldjoukide pour s’imposer, menacer les Byzantins et Constantinople, conquérir les Balkans, la Serbie, la Bulgarie entre autres, établissant même sa capitale en Europe (Andrinople, aujourd’hui Edirne, en 1365 – page 21). Les portes de l’enfer retranscrit pleinement le sentiment d’une Europe effrayée par cette puissance ottomane, incarnée ici par les puissants janissaires, ces soldats de l’infanterie régulière turque recrutés parmi les enfants des chrétiens vaincus et soumis.



La Hongrie a, fin XIème,  définitivement adopté le christianisme, qui y a été introduit à la fin du Xème.  C’est donc logiquement que l’on retrouve un pays grandement évangélisé. Venceslas, et une magnifique croix, qui prendra par la suite une place centrale dans ces aventures, se retrouve  prisonnier du sanglant Corbasi, parce que présent lors du pillage d’un monastère par les Ottomans. Paul Teng dessine avec grande élégance et maîtrise de la ligne claire cette Hongrie apeurée qui tente de se protéger de l’avancée turque. Les pages 5 à 9 donnent une large place à la ville de Sibiu (Nagyszeben en hongrois), dont l’histoire résume alors celle du pays. Cette cité transylvanienne se retrouve au XIIème siècle sur la route des invasions venues de l’Est, qu’elles soient mongoles puis turques, et doit se protéger, en construisant une enceinte encore visible aujourd’hui. Des colons allemands seront même invités par le roi à venir s’y installer. C’est dans ce « bastion de la chrétienté », comme la nommera le pape Eugène IV (1431-1444), que Jhen se réfugie, avant la course poursuite haletante qui va suivre. Les scénaristes se sont d’ailleurs amusés à croiser le nom du fondateur mythologique de la ville au XIIème siècle, un certain Hermann (Sibiu sera  nommée un temps Hermannsdorf – « le village de Hermann »), et Hermann Patte d’ours que l’on retrouvera à la fin de l’ouvrage !

                                             Sibiu, 1857.
Si Les portes de fer est une réussite, c’est qu’il combine à merveille plusieurs critères. Tout d’abord, le contexte historique est maîtrisé, et le scénario s’inscrit habilement dans ce celui-ci. Scénario qui ne laisse que peu de moments de répit à notre héros et aux lecteurs ! Il est ensuite servi par un superbe dessin, particulièrement appréciable dans les scènes de mouvement et de combats. Les arrière-plans sont travaillés, soignés, les paysages sont magnifiques. Même lorsqu’ils sont enneigés, comme dans une bonne deuxième partie de l’album, la monotonie ne guette jamais ! Les uniformes (notamment des janissaires) et les vêtements sont aussi une réussite. Les couleurs de Véronique Robin y sont pour quelque chose !



L’album ne se résume pas uniquement à son caractère épique. Il est marqué par une noirceur omniprésente, dont le franchissement du défilé des Gorges du Danube, des Portes de fer, est l’aboutissement. L’Europe est au bord de la rupture, les horreurs de la guerre ne nous sont pas épargnées (voire le massacre des villageois dans la grange – page 17), et Jhen doit faire face à l’égoïsme et à la violence de Gerwulf. Les visages sont fatigués, creusés par la guerre, le froid et la faim. Leur expressivité est aussi une réussite. 

Une dernière lutte avant la victoire ottomane de Varna  (et donc défaite chrétienne !) en 1444, durant laquelle Ladislas III périra… Mais ne doutons pas que d’ici là, Jhen sera loin !

1 commentaire: