mercredi 22 octobre 2014

UNE ANNEE AU LYCEE, Fabrice Erre, Dargaud, 2014

Ces vacances de Toussaint sont l’occasion de revenir sur une BD quelque peu éloignée du genre historique, tout en restant en lien avec la discipline.
Une année au lycée nous plonge durant une année scolaire dans une classe d’histoire-géographie du Lycée Jean Jaurès. On pense immédiatement à une resucée de la BD Les profs Que nenni ! Ici, exit l’humour caricatural old school que l’on retrouve chez Erroc et Pica. Et pour cause ! L’auteur, Fabrice Erre, qui signe les dessins et les dialogues, est lui-même enseignant d’histoire-géographie. L’immersion dans cette classe de lycée est donc plus que proche du quotidien et de la réalité de la salle de classe… tout en étant extrêmement drôle.
L’enseignant reconnaîtra bien sûr toutes les scènes présentes dans l’ouvrage et habilement détournées, mais le lecteur extérieur au monde merveilleux du professorat s’amusera également beaucoup devant les situations cocasses mettant en scène avec humour nos chers adolescents, tout en ne tombant pas dans le piège d’une dénonciation d’une jeunesse décervelée par la multiplication des écrans et la téléréalité.




Les scènes transposant la classe dans une période historique antérieure ou dans des univers fictionnels sont particulièrement réussies. Ainsi, élèves et enseignants se retrouvent plongés dans le grand Ouest américain, à la table du Roi Arthur, dans les tranchées de 14-18, dans la forêt abritant les 7 nains, dans la galaxie Star Wars, ou bien encore en opération commando ! 



Le découpage des scènes est alerte, et donne de la fluidité aux différentes situations narrées. F. Erre alterne séquences courtes (par exemple une page drôlissime pour railler l’absurdité qu’il peut ressortir d’une représentation cartographique schématisée – p 46) et scènes plus longues (le conseil de classe est hilarant et pointe du doigt la banalité de certains propos du corps professoral – p 75 à 78).


F. Erre a certainement été nourri aux Monty Python car l’on retrouve ce goût pour l’absurde et les déguisements, tout au long d’une BD finalement trop courte ! Cette année scolaire, rythmée par la rentrée, les conseils de classe, la rencontre parents-profs, les grèves, le BAC, etc…, passée avec F. Erre, va beaucoup trop vite. Et c’est finalement avec tristesse que l’on quitte ce professeur attachant, pour le laisser à des vacances bien méritées !
Heureusement, vous pouvez continuer à retrouver les dessins hilarants de l'auteur de Une année au lycée sur son blog , ou bien lire son dernier livre, Mars !, avec l’excellent Fabcaro au scénario  !

samedi 5 juillet 2014

LA BALLADE DE TILMAN RAZINE, G. Martinez / Kris / Delf, Delcourt, 2014







Continuons, après avoir chroniqué Tunnel 57, avec la série La grande évasion de Delcourt, avec ce 8ème tome intitulé La ballade de Tilman Razine (paru le 18 juin 2014). Le dessin est confié à Guillaume Martinez (Motherfucker avec Sylvain Ricard, La malédiction de Bellary avec Jacques Mazeau), la couleur à Delf (Il était une fois en France, Ils étaient dix), et le scénario au grand Kris, que l’on ne présente plus (rappelons toutefois que Notre-Mère la guerre, Svoboda !, Un homme est mort… c’est lui !). Cette association n’est pas nouvelle, puisque les deux auteurs ont déjà collaboré sur les trois tomes de la série Le monde de Lucie, chez Futuropolis.
On connaît l’amour du Brestois pour les scenarii s’inscrivant dans l’histoire contemporaine, et La ballade de Tilman Razine confirme encore une fois le talent de Kris pour jouer avec intelligence avec l’Histoire !

Ce one shot de 62 planches commence en décembre 1942, durant le siège de Leningrad, entrepris par la Wehrmacht en septembre 1941. Suite à la découverte d’un graffiti sur le mur, Eugène Denissovitch (qui va être un des principaux protagonistes de l’album) raconte à ces civils astreints aux travaux forcés l’histoire de Tilman Razine. (p 3 et 4).
Ce choix d’entame s’éclairera par la suite, lorsque le Transsibérien sera confronté à la circulation sur la glace, tous comme les Soviétiques ravitailleront Leningrad en construisant une voie ferrée sur le Lac Ladoga en 1942 (la célèbre « Route de la vie ») !

La ballade de Tilman Razine comporte plusieurs similitudes avec Svoboda ! (dont on attend avec impatience le troisième volet). La Russie est à nouveau le cadre spatial de l’aventure. On retrouve également un personnage central aux deux BD : le Transsibérien. Si Svoboda ! se déroule aux lendemains de la Révolution russe, l’action de La ballade de Tilman Razine se passe en 1900, soit six ans après l’arrivée au pouvoir du tsar Nicolas II.

La construction du Transsibérien (Saint-Pétersbourg, Moscou, Tcheliabinsk, Omsk, Novossibirsk, Irkoutsk, Tchita, Khabarovsk, Vladivostok, 9288 km, 8 fuseaux horaires !) a été décidée en 1891. Plusieurs raisons explicatives à cette gigantesque entreprise : des raisons stratégiques et politiques, avec la volonté de contrôler les frontières orientales avec la Chine et le Japon, le prestige d’un tel ouvrage, mais aussi la mise en valeur de la Sibérie (le couple Irina / Baron Korf (p 13) est le symbole de cette volonté de faire de la Sibérie un front pionnier). Sergeï Witte, Ministre des finances de Nicolas II, supervise cette réalisation. Il apparaît dès la page 10 aux côtés du Tsar. 




Le récit d’Eugène commence donc à Port-Baïkal, en mars 1900. La ligne s’interrompt alors des deux côtés du lac. Le tronçon de voie contournant le lac n’étant achevé qu’en 1905, c’était un bac qui assurait la liaison entre les deux parties, relayé par deux bacs brise-glace l’hiver (le Baïkal pouvait contenir 25 wagons) !
L’on retrouve des forçats, véritables déportés du rail, mais aussi des ouvriers libres qui doivent également subir le froid, les moustiques, les privations, les nombreuses violences, et les difficiles conditions de travail et de vie !
Le vieux Plougatchev et Eugène font rapidement connaissance (p7), et ce dernier fait part de ses désirs d’évasion, alors que le convoi inaugural, avec à son bord Nicolas II doit arriver à Port-Baïkal sous peu. Ils seront bientôt rejoints par le dénommé Constantin (p 21).
L’évasion va peu à peu se mettre en place, avec à sa tête le mystérieux Tilman RazineKris semble s’inspirer pour ce personnage légendaire, qui va prendre la tête de la révolte des déportés ouvriers, de Stenka Razine, personnage bien réel de l’histoire russe. Ce cosaque dirigea le soulèvement des paysans et de la population de la Volga au XVIIème siècle. Il est d’ailleurs au centre de la série Taïga de Franck Giroud et Joëlle Savey, chez Glénat.
Le récit se déroule en parallèle, avec, d’un côté, la mise en place du projet d’évasion dans le camp, et de l’autre le transsibérien et ses passagers qui font route vers le Lac Baïkal.

Kris ne néglige pas les enjeux économiques et financiers liés au Transsibérien. A la page 11, nous retrouvons le belge Georges Nagelmackers, fondateur en 1872 de la Compagnie Internationale des wagons-lits, qui va associer, dès la fin du XIXème siècle, voyage et luxe, permettant ainsi aux passagers les changements aux frontières, et une voyage tout confort. Celui-ci s’inspira notamment de George-Mortimer Pullman et de ses sleeping-cars mises en place sur certains express étatsuniens. Nagelmackers se rendra lui-même aux États-Unis pour observer l’innovation de Pullman, qu’il perfectionnera en donnant naissance aux wagons-lits (p 12-13). Rappelons aussi que les emprunts russes, lancés en 1888 par Alexandre III, vont en partie financer la construction du Transsibérien. (emprunts dont les épargnants anglais et surtout français se verront déposséder par Lénine !).
On retrouve aussi la présence d’ouvriers anglais sur place. Si semble-t-il, aucun ouvrier n’a travaillé directement en Russie, les bacs traversant le lac (Le Baïkal et L’Angara) ont bien été construits par une firme anglaise de Newcastle, envoyés en pièces détachées, et montées sur place !





!!ATTENTION SPOILER !!
La fin spectaculaire, c’est-à-dire l’évasion en elle-même, voit le Transsibérien embarquer sur le brise-glace, puis circuler directement sur le lac gelé ! Cette géniale issue ne sort pas totalement de l’esprit inventif de Kris. En effet, en 1904, durant la guerre russo-japonaise, c’est une voie ferrée qui est implantée directement sur le lac, afin de rendre plus rapide le transport de troupes vers le littoral extrême-oriental, comme le rapporte le Petit Journal du 20 mars 1904 ! (cf photo ci-dessous). La glace peut atteindre 1,50 m de profondeur durant 2 - 3 mois, rendant possible cette circulation ferroviaire !




A l’issue de la lecture de La ballade de Tilman Razine, on est encore séduit par cette série concept La grande évasion.
Comme dans une partie de l’œuvre de Kris, le succès tient  à cet entremêlement de faits historiques et de fiction, tout en donnant une véritable profondeur à ses personnages.
Le dessin de Guillaume Martinez est très efficace, rendant avec talent le froid sibérien, l’univers carcéral et tout le volet relatif au Transsibérien en lui-même. Son dessin retranscrit très bien cette atmosphère si particulière à ce géant du rail, qui a fait et fait encore fantasmer des millions de personnes à travers le monde.





mercredi 25 juin 2014

TUNNEL 57, N. Brachet / O. Jouvray / A.-C. Jouvray, Delcourt, 2014





Tunnel 57 (sorti le 8 janvier 2014) est le sixième tome de la série concept La grande évasion, chez Delcourt. Cet ouvrage se lit bien sûr en toute indépendance des précédents albums. Il relate la plus spectaculaire des évasions qui ont suivi la construction du Mur de Berlin en 1961, et qui va voir la fuite de 57 Est-allemands à l’Ouest en 1964. Dans la réalité, 28 pourront s’enfuir dans la soirée, et 29 le lendemain, empruntant un tunnel de 145 mètres de long ! L’album regroupe ces deux vagues en une seule.
Le scénario, conçu par Olivier Jouvray (la série Lincoln, et récemment l’adaptation de Moby Dick) s’inspire donc d’un fait historique : l’entreprise menée par Joachim Neumann, un spécialiste du creusement de tunnel sous Berlin pour faire fuir sa petite amie (voir sa biographie sur le site internet du Mémorial du Mur de Berlin) et Ralph Kabisch, dont la cousine ne supporte plus la vie à Berlin-Est. Ces deux éléments historiques sont d’ailleurs repris et condensés par O. Jouvray  pour donner naissance aux deux protagonistes principaux de Tunnel 57 : Tobias, artiste peintre, qui va vouloir faire passer à l’Ouest sa sœur Hanna, et Mathias, ami proche de Tobias, qui va rapidement nouer un début d’idylle avec Hanna (p 13).
Dès le début de la BD, les deux amis marquent ainsi symboliquement au sol l’entrée du tunnel, qui se situe dans la cave d’une boulangerie désaffectée (p 3 à 5). La réalité historique est ici respectée, tout comme la localisation du lieu : sur la Bernauerstasse, à cheval sur le secteur soviétique et le secteur français (case 1 de la p 1).


Le dessin de Nicolas Brachet, dont l’album précédent, 199 combats, versait déjà dans l’histoire fictionnée (et la guerre froide !), rend compte à merveille des deux Berlin. Ainsi, l’Ouest fait briller ses enseignes, symboles de la société de consommation (on retrouve le fameux Café Kranzler, sur la Kurfürstendamm, pages 9 et 10), contrastant avec des rues uniquement « illuminées » par l’éclairage public ( p14), et les immeubles gris et froids de style soviétique à l’Est.
Il faut, dans ce type d’album qui se veut réaliste, historiquement le plus proche de la vérité historique, louer ce dessin à la fois rigoureux et esthétiquement fort agréable. C’est finalement Philippe Jarbinet lui-même qui qualifie N. Brachet de « sacré belle patte » qui résume le mieux le sentiment qui se dégage quand on regarde le dessin de l’auteur lyonnais.
L’espace du mur est également omniprésent au sein de l’album : no man’s land (la case 4 de la page 30 représente au mieux cette balafre au cœur de la ville, barbelés, postes de contrôle, VoPos…



Mais le talent de Nicolas Brachet s’exprime le mieux dans les scènes se déroulant dans le tunnel, donc en espace confiné. Les proportions des corps se mouvant dans cet espace confiné, et maîtrisé graphiquement, le réalisme et la crédibilité donnés aux gestes effectués sont une vraie réussite (cf, entre autre les pages 20, 22, 23, 24, 28, 36 et 37). Un regret toutefois : que la fuite dans le tunnel ne se réduise qu’à quelques cases (p 53). On aurait aimé retrouver le stress évoqué par les témoins de cette évasion lors de ces 15 minutes ils rampèrent dans la boue, dans un boyau d’à peine 80 cm de hauteur, parfois dans les pleures des plus apeurés. 


Le scénario gagne cependant en efficacité et en rythme. Olivier Jouvray ne laisse pas une page de répit au lecteur, avant de connaître l’issue finale et le sort des fuyards. Si cet album est une réussite, et se laisse dévorer de bout en bout, c’est bien grâce à l’alliage talentueux du dessin de Brachet et du scénario d’O. Jouvray. Celui-ci distille rebondissements et suspense tout au long de l’album, tout en respectant la réalité historique. Problèmes d’inondation dans le tunnel, arrivée des filles pour aider les garçons dans la logistique, alerte due aux bruits entendus à la surface, problème pour déterminer la sortie, VoPo surprenant Hanna, ou encore membre de la Stasi tentant de repérer les candidats à l’évasion, tout est fait pour titiller l’attention du lecteur, même lorsque celui-ci connaît la fin de l’histoire.




Il faut enfin reconnaitre les talents de la coloriste Anne-Claire Jouvray. Et si la restitution du Berlin des années 1960 est réussie, elle en est aussi responsable !

Un one shot efficace et respectueux du vécu de ces Berlinois qui ont parfois payé de leur vie leur volonté de rejoindre le monde libre !